Objets réanimés, la suite …
Suite à une crise dans ma propre existence, un jour j’ai entrepris de ranger, enfin, trente ans de cave ou s’entassait tout un tas de ces objets accumulés par le bricoleur que je suis, afin de reconquérir de l’espace. Trente ans c’est conséquent. Ceux qui connaissent les ateliers des bricoleurs touche-à-tout peuvent imaginer le chantier…
Le but était de faire partir le maximum de chose, de faire le vide, de me séparer de mon passé encombrant, de ces boulets de matière qui nous collent aux chevilles et nous tiennent entravés au bagne de notre suffisance à croire que l’on règne en maître sur notre mémoire matérielle incarcérée.
Pour ma part l’espace étant réduit, j’étais condamné depuis longtemps à être un champion du rangement, le roi du « tétris », le grand ordonnateur régnant sur 50 m3 d’espace de cave occupé à 80 %, les 20% restants étant réservés à la circulation et au bricolage.
Autant décrire à ceux qui ne voient toujours pas le tableau un gros tas très compact rangé jusqu’à la psychose de la boite étiquetée dans son étagère dédiée, une véritable nécropole d’objets de mon passé, avec son panthéon et ses endroits délaissés…
J’ai pris alors le temps de questionner un à un, chacun de ces objets avec ce processus :
1) « Es-tu réparable dans la fonction qui était la tienne ? » Si oui, cela doit pouvoir se faire tout de suite, l’objet réparé peut partir pour retrouver une seconde vie dans un vide-grenier. Si non :
2) « Es-tu seulement une matière ? » Si oui, je dois le dépouiller tout de suite afin de récupérer la matière qui m’intéresse, ranger celle-ci à sa place et jeter ce qui l’encombrait. Si non :
3) « représentes-tu encore un intérêt esthétique ou pratique ? » Si non, c’est la sentence de la poubelle à effet immédiat. Si oui, c’est le répit pour lui, le sursis. L’objet est déposé sur une plate-forme de transition, une simple table, afin qu’il soit dans mon regard, que je puisse en apprécier ses formes, ses côtes, toutes ses caractéristiques, mais qu’ il ne représente plus ce qu’il était autrefois, qu’il devienne un objet sans nom, libéré de son passé, entre le vie et la mort.
La table de transition étant de taille limitée, j’accordais la règle qui faisait que les objets qui mettaient trop de temps à se révéler sous un autre jour suivraient le chemin de la destruction afin de laisser la place aux nouveaux venus.
Certains objets ou morceaux d’objets se retrouvaient donc côte à côte sur leur table de sursis, mais mon regard sur eux avait complètement changé. En les condamnant à mort dans leurs fonctions initiales, je lâchai prise sur ce que j’aurai voulu qu’ils soient, ils n’étaient donc plus rien à mes yeux.
C’est alors que j’ai vu des choses curieuses se produirent …
Un joli panier à fruits années trente en métal perforé pourvu d’une bordure en laiton, qui avait eu ses années de succès mais qu’un autre saladier avait sans doute supplanté, se retrouvait sur le même quai prêt au départ final, qu’un cadran de pendule plutôt joli, de même époque. Ils venaient de passer une vingtaine d’année en voisin d’étagère en s’ignorant totalement et voilà qu’une fois côte à côte ils se faisaient de l’oeil et que je l’ai vu.
Mon œil neuf, mais avec son vieux compas dedans, saisissait immédiatement que les diamètres de ces deux pièces rondes étaient très semblables.
Je saisi le cadran, le déposai sur le panier, et l’assemblage se fit alors avec une précision millimétrique digne d’une boite en plastique étanche ! Le cadran recouvrait le panier magnifiquement, le panier offrait un corps de rêve au cadran. Ces deux là étaient fait pour se rencontrer, l’un manquait à l’autre, mais leur rencontre était impossible tant qu’ils étaient nommés, « affectés », dans tout les sens du terme. Il ne me restait plus qu’à faire ce que le nouvel objet réclamait pour partir dans sa nouvelle vie ; lui fournir un mécanisme neuf et silencieux de pendule moderne et adapter le tout.
Les objets ont besoin de nous pour se déplacer et se rencontrer, et parfois ils donnent l’impression de n’avoir fait qu’attendre de l’être pour se révéler. En peu de temps d’assemblage pour le bricolage d’adaptation qui suivit et en beaucoup de temps d’attente et d’abandon, je venais de créer, ou plutôt « venait de se créer » devant moi une pendule à l’esthétique très convaincante tant le mariage était harmonieux.
Je suis convaincu que les œuvres révèlent en sourdine la difficulté ou la facilité avec lesquelles elles naissent et que ceci nous touchant inconsciemment, façonne le goût que nous avons pour elles.
Il n’était pas question pour moi de créer pour créer, d’assembler des objets pour faire « oeuvre » .
Qu’ils aient eu un passé industriel, qu’ils aient appartenu à une modernité de plus dans nos cuisines, qu’ils ne donnent plus l’heure où quoique ce soit, ces presque-déchets méritaient mieux que la finalité d’un amalgame qu’on appellerai pompeusement « œuvre » ne sachant pas trouver d’autres mots, à grand renfort de soudures, boulons ou colle et qui finirait ses jours à exprimer la morbidité de leur parcours et à collecter la poussière de leur momification.
Il fallait que les dits-objets retrouvent en s’entraidant, une fonction noble qui leur redonne vie et sens auprès des humains.
Qu’ils se complètent et se soutiennent dans leur infirmité.
Il fallait aussi que la simplicité de leur rencontre soit explicite, que l’assemblage coule de source, que leur accouplement signifie ce qui nous paraît impossible, une histoire d’amour entre deux objets, pour que la beauté s’en échappe.
Tenant absolument à ce que cette recherche ne m’éloigne pas de mon but primaire qui était d’évacuer ma cave, je cultivai la méthode, et je fut le témoin d’autres révélations.
La série originale « Sortie de ma cave » à donné à ce jour 17 objets composites et usuels dont la plupart exercent déjà leur nouvelle fonction dans leur nouvelle maison. Chacun de ces objets doit avoir au moins une partie de lui extraite de ma cave pour en mériter l’appellation.
Depuis, je transmet ma méthode nooptique et fabrique d’autres Objets Réanimés en puisant dans d’autres stocks, mais ce sont d’autres séries qui s’inscrivent dans le large monde de la création à base de récupération.
Geo Matiche, chercheur en nooptique.